dimanche 24 avril 2022

Apologie de l’adversaire politique

 

Nous avons tendance à penser que notre adversaire politique est soit stupide, soit entêté, soit irrationnel, soit égoïste… soit un mélange de tout cela. C’est mal caractériser l’être humain, qui est éminemment intelligent et altruiste. Mais pour reconnaître cette nature humaine, il faut d’abord  comprendre pourquoi il est si tentant de caractériser notre adversaire de cette façon.

Agacés par notre adversaire politique, nous venons à croire qu’il est animé par une « arrière-pensée ». Par ce terme très général, nous pouvons désigner toute manière de penser qui déplace la motivation de quelqu’un hors du champ du raisonnable, malgré les apparences. Ainsi, l’individu motivé par une arrière-pensée semble participer à l’effort de raison (il entre en dialogue, déclare des idées) mais on soupçonne qu’il n’est pas principalement intéressé par la vérité ou la bonté, qui devraient normalement être le but prioritaire de cette participation. Cette arrière-pensée peut prendre plusieurs formes. Elle peut être une motivation qu’il dissimulerait, un attachement qu’il n’avoue pas, un vice de caractère comme l’orgueil ou l’avarice, ou bien encore un « biais cognitif ».

Même dans les cas où nous l’accusons d’avoir le cerveau vide de toute pensée, plutôt que d’avoir une arrière-pensée, nous ne sommes jamais loin de lui attribuer une motivation indépendante. Par exemple, la paresse, qui décide du peu d’effort dont il fera preuve dans sa participation à la réflexion. Ou encore, pour prendre un autre exemple, on se plaindra du fait que cette personne répète des préjugés, ou cède à des manipulations. Dans ce cas, on voit dans ces croyances décidées d’avance, l’arrière-pensée qui dicte la suite de la conversation. Le problème est toujours le même : malgré les apparences, il déroge à la raison, en raison d’une loyauté à autre chose.  

Comment en venons-nous à accuser la personne avec laquelle nous sommes en désaccord de la sorte? Au lieu de traiter cela comme une évidence, rappelons-nous comment on en vient à faire cela.

Toute accusation de cette sorte a sa racine dans une auto-accusation. En effet, un moraliste ne peut nous convaincre, par exemple, que l’orgueil motive secrètement toutes les actions humaines, que dans la mesure où il nous semble repérer un tel orgueil en nous-mêmes, qui nous motive de temps en temps. Le moraliste ne pourrait pas nous convaincre sans s’appuyer sur une certaine familiarité que nous avons avec « l’arrière-pensée », et cette familiarité, même si elle nous vient de l’observation de notre entourage, doit avoir commencé par une observation de nous-mêmes (sans quoi nous n’aurions pas soupçonné le vice dans votre entourage). Il en va de même du psychologue ou psychanalyste qui arrive à nous convaincre de l’existence-pensées, tels que les biais cognitifs ou les désirs inconscients. Mettons de côté la question de l’existence de ces choses pour nous focaliser sur la façon dont ces descriptions nous persuadent.

Nous repérons donc, en nous, ce que j’appelle une « arrière-pensée ». Il s’agit d’une motivation, mais qui a une position particulière dans notre esprit. Elle est décentrée, distincte de la motivation assumée. Nous en avons une conscience périphérique. Une demi-conscience.

Il y a plusieurs façons d’interpréter la position périphérique de cette « arrière-pensée ». Certains y verront le signe qu’elle n’a heureusement pas réussi à complètement envahir notre esprit. Peut-être qu’elle aspire à occuper la place centrale, mais qu’on parvient à la maintenir à sa place. Avec cette idée vient la crainte que chez d’autres personnes, elle a effectivement pris la place centrale. Par exemple, notre attrait pernicieux (et peut-être contraint) pour l’argent pourrait devenir une avarice débridée chez quelqu’un d’autre.

D’autres penseront peut-être que cette position de demi-conscience indique que l’arrière-pensée nous pilote depuis les profondeurs de notre inconscient. Dans ce cas, nous pouvons soupçonner que tout le genre humain est le jouet de l’arrière-pensée.

Dans les deux cas, il semble que nous ayons découvert un secret sur le fonctionnement de l’esprit humain. A la fois une explication subtile des mauvais comportements d’autrui, et une astuce pour améliorer notre façon de penser : il s’agit de ne pas céder à la tentation de cette arrière-pensée.

                Ce « secret » invite calomnie et complaisance. Deux tendances solidaires.

                En effet, pensant avoir identifié le mal, nous croyons devoir nous en sortir avec force. Cette calomnie s’accompagne donc souvent du désir de surpasser l’arrière-pensée médiocre vers plus de rigueur intellectuelle et morale. Cet effort est souvent un vœu pieu qui cache sa stérilité dans la complaisance de notions vides qui ne sont que la pure inversion des notions calomniés : ainsi la « rationalité » est simplement la « non-irrationalité », la « pensée critique » est souvent « non-émotivité », ou en tout cas « ouverture d’esprit », tandis que « l’altruisme » est « non-égoïsme ». Notre ego illusoire donne une fausse consistance à ces notions vides : nous nous sentons titillées dès qu’elles sont mentionnées, comme si ces « bonnes choses » n’attendaient que nous et notre liberté pour s’accomplir. Toute discussion à leur sujet est programmatique, remise à plus tard, « Il faut qu’on… ».

À partir de cette fausse discipline de la pensée, on en vient à se convaincre que l’on ne pense pas comme tout le monde.

Cette voie est empruntée d’autant plus facilement que l’auto-accusation qui a servi de point de départ est par ailleurs complètement stérile. Se croire soi-même mu par une arrière-pensée interférente ne mène à rien. On abandonne cette croyance dès qu’il s’agit de décider quoi que ce soit. Mais projeter cela sur l’adversaire ne rencontre pas le même obstacle. (C’est pourquoi le problème n’est pas réglé en calomniant tout le genre humain, soit même inclus. Au contraire, il est empiré.) Cette dernière considération nous mène, après avoir décrit le « comment », à parler du « pourquoi ». Pourquoi voulons-nous découvrir un tel secret ? Pourquoi cherchons-nous ici la clef qui explique le bon et mauvais raisonnement ?

C’est que nous répondons à un traumatisme. Un choc moral.

Face à ce que nous percevons comme une injustice (que ce soit un acte immoral ou l’expression par autrui d’une croyance qui mène à de tels actes), nous tentons parfois d’employer une sorte d’empathie-miroir sur l’auteur de l’injustice afin de le comprendre : notre esprit tente d’imiter sa pensée pour l’examiner en s’en faisant l’hôte. Cette tentative provoque un contrecoup douloureux. En effet, toute dissonance cognitive, toute contradiction dans notre esprit, cause de la souffrance. Or la croyance que l’on essaie de simuler entre en collision avec nos autres pensées. Ce contrecoup douloureux appelle à réparation et donne naissance à la curiosité.

Non seulement cette douleur nous rend curieux, mais elle dicte la condition de satisfaction de notre curiosité (toute comme une démangeaison est par nature une proposition de résolution de la démangeaison : « gratte-toi ainsi et tu seras soulagé ») : l’explication fournie doit prendre la forme d’une « théorie de l’esprit » différenciée. Après tout, il nous semble, à partir du contrecoup douloureux, qu’autrui ne pense pas comme nous… C’est là la nature du choc. C’est sur ce modèle que nous cherchons réparation. Et c’est cela qui fait que nous trouvons notre compte dans les explications dont l’attrait est de nous renvoyer à nos propres motivations périphériques.

Nous venons en effet de tenter de prendre la croyance d’autrui par le centre, et de l’élucider en pressant notre focalisation sur elle. Après un échec cuisant, il ne nous reste plus qu’à se raccrocher à des explications subsidiaires.

Mais cette voie n’est pas inévitable. Il n’a pas été prouvé que ce que l’on a précipitamment accusé d’être des vices de la pensée -  soient véritablement des défauts funestes. Pour le prouver, il faudrait décrire positivement la rationalité, pas négativement. C’est-à-dire qu’il faudrait le faire sans s’en remettre à de pures antithèses des notions calomniées. Toutefois, lorsqu’on tente de faire cela, on se rend compte que la façon de faire que l’on a dénigrée est, étonnamment, la bonne façon de faire. C’est cela que je voudrais désigner par le terme de « conceptualité calomnieuse ». Ce n’est pas juste que l’on a rejeté la vérité, c’est que, souvent, les descriptions positives des ratés de la pensée sont dépositaires de davantage de sagesse sur le fonctionnement normal de l’esprit que les descriptions censés exposer la bonne pensée.

Revenons à l’interprétation de la position périphérique de « l’arrière-pensée ». Au lieu de croire avoir décelé un secret, il s’agit de voir cette « pensée », non pas comme un vice, mais comme une heuristique adjuvante destinée à fonctionner de concert avec d’autres pensées. Une heuristique, c'est-à-dire une règle approximative qui participe à la découverte de la vérité. Et qui fonctionne en coopération avec d’autres heuristiques.

Si l’on prenait cette idée au sérieux, on obtiendrait une conception holiste du raisonnement, où différentes heuristiques sont décrites comme fonctionnant de concert. Elles sont faciles à dénigrer lorsqu’on les isole de leur contexte pour les calomnier, alors même qu’elles aident à penser. Elles incluent ce que l’on prend d’habitude pour des sophismes : les arguments ad hominem, les arguments d’autorité, etc.

Cela s’oppose à une pensée « diagnostic » de la rationalité, où il s’agit d’identifier le sophisme dans un raisonnement comme un médecin qui examine des symptômes dans les cas où il recherche un mal unique.

Arrivé à ce point, on s’inquiétera peut-être de ne plus avoir les repères nécessaires pour combattre les mauvaises idées. En effet, quelle normativité convoquer à partir de ce modèle qui ne recherche pas les sophismes ? Ne suppose-t-il pas que toute pensée se vaut ? Puis-je vraiment ne rien dire de tel de mon adversaire aux idées les plus dangereuses ? Toute pensée ne se vaut pas, certes. Mais il faut abandonner le genre de normativité caricaturale qui nous promet des raccourcis vers une résolution facile. Il n’est pas possible de s’élever et de surpasser l’argumentation concernant des débats particuliers en atteignant un niveau méta-argumentatif, à partir duquel une « métaphysique » d’autrui nous permettrait de décider quoi penser de lui une bonne fois pour toute.

Que dire de mon adversaire aux pensées très mauvaises ? Modérément, vous pouvez dire qu’il est « mal informé ». Mais ce n’est la signification de cette notion qui compte ici, mais la retenue elle-même. Il est possible de désamorcer le « Mais que dire de… ? », qui n’est qu’une démangeaison contingente, et qui n’est pas nécessaire au fait de combattre le mal. Rien d’autre ne change, il s’agit toujours d’argumenter contre l’adversaire, de multiples manières (pas seulement en étant attentif à la façon dont il se comprend lui-même). Il s’agit toujours de repérer les faiblesses de son raisonnement (logique formelle incluse). Toutefois, il ne faut jamais croire possible de s’élever au-dessus des débats pour avoir le dernier mot et satisfaire son trouble. On ne peut pas s’affranchir des conditions habituelles du dialogue avec autrui. C’est par l’immersion dans les débats particuliers et non par l’élévation vers une Grande Théorie de la Bêtise que l’on se rapproche de la meilleure façon de penser.

N’oublions pas ce qui est en jeu ici. À mon avis, il est très important de ne pas céder à la facilité de calomnier l’adversaire politique, ou le genre humain, de la façon décrite plus haut. En effet, on peut deviner trois conséquences très graves à ce genre de philosophie : le dégout, la dictature, et la violence.

                Les théories de l’esprit différenciées nous déconnectent de la façon dont autrui pense vraiment. Cela entraîne un cercle vicieux ou l’on multiplie les chocs en multipliant les déceptions, et vice-versa. En effet, cela nous conduit à produire des stratégies de communication mal adaptés. Ou bien d’abandonner le dialogue tout court. Par dégoût.

Bien vite, le dégoût pour les croyances de l’autre se transforme en mépris. Dans ces conditions, les dictateurs nous semblent très séduisants en ce qu’ils nous promettent d’être un berger pour le troupeau, là où rien d’autre que la force ne semble fonctionner pour diriger la foule stupide.

Enfin, le mépris se transforme en haine, si ce n’était pas déjà le cas. La frustration envers l’adversaire politique devient la violence à l’encontre d’un ennemi politique jugé intolérable.

Que faire pour éviter tout cela ?

Remarquons d’abord que philosophes et psychologues sont généralement ceux qui offrent au grand public des théories systématiques de la bêtise humaine. Je les invite à faire très attention aux conséquences de leurs actions. Il est remarquable que ces disciplines produisent régulièrement des explications de la sottise, que l’on fait passer pour contre-intuitives, alors même qu’elles caressent les intuitions communes dans le sens du poil et répondent à des griefs évidents. Du point de vue du grand public, il est important de faire attention à ce genre de discours.

Mais si je vous ai convaincu : comment changer les choses ? Pas en accusant l’adversaire politique de calomnier le genre humain. Au lieu de cela, observez votre vie mentale : reconnaissez le choc traumatique qui a lieu lorsque vous faites face à un désaccord, et reconnaissez la curiosité mal placée qui né de ce choc. Demandez-vous ceci : « Comment est-ce que je me sentirais si j’avais une explication définitive de la bêtise de ces gens ? » Si votre intuition vous souffle que vous vous sentiriez apaisé d’avoir une réponse à votre curiosité, ne faites pas confiance à cette intuition, et rendez-vous compte qu’elle vous guide dans une mauvaise direction. Ce n’est pas en grattant que cette démangeaison partira. Tout ce que l’on peut faire c’est continuer d’argumenter.

- Pierrick Simon

24/04/2022

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