lundi 5 avril 2021

Exercices spirituels et risques existentiels (La Grande Introduction - partie 1)

 

La Grande Introduction – partie 1 – Exercices spirituels et risques existentiels

 « La Petite Introduction », qui est le premier article de ce blog, a pour fonction de servir de carte de visite à montrer aux nouveaux venus J . Mais pour faire plus ample connaissance, il va me falloir détailler cette introduction préliminaire dans une série d’articles que je nomme la « Grande Introduction », et qui devrait vous donner une meilleure idée de mon projet et de ma méthode. Cette série d’articles me permet de préciser et de contextualiser ce que j’estime être mon travail.

Dans cet article, je vais vous expliquer comment je réfléchis à la question de mes priorités en tant que philosophe. Cela m’amène à exposer deux choses très personnelles : mes croyances concernant la façon dont il faut hiérarchiser ses priorités (je ne pourrais donc pas cacher mon utilitarisme) et mes croyances concernant la nature de la philosophie.

Le projet « Le Miroir tranquille » a trois priorités :

1)                 Effectuer un travail de vulgarisation, de veille, et d’élaboration conceptuelle au sujet des « exercices spirituels ». Ces pratiques invisibles dont on use pour s’influencer soi-même dans le sens d’une vie meilleure. (Par exemple, la méditation de pleine conscience.)

2)                 Effectuer un même type de travail au sujet des « désaccords » et « malentendus » entre personnes. En particulier, dans le contexte d’une démocratie, et dans le cas de notre rapport à internet (qui est très jeune et mérite une réflexion philosophique).

3)                 Faire le travail mentionné dans les points 1) et 2) en suivant une méthode que l’on peut qualifier de féministe.

Aujourd’hui, je vais vous exposer comment je réfléchis à la délimitation de cette première priorité – les exercices spirituels -  et je ne parlerais des deux autres priorités que dans la suite de cette série d’articles.

I - Définir ses priorités en utilitarien

La façon dont il convient de réfléchir à ses priorités m’est soufflée par le mouvement « Altruisme efficace »[1]. C’est un mouvement utilitarien qui s’engage à réfléchir avec une rigueur toute scientifique aux meilleures façons de faire le bien - avec leur temps, leur travail et leur argent. Le point fort de leur démarche est qu’ils mettent en lumière le fait que, très souvent, aucune réflexion n’est effectuée au-delà du sentiment agréable, chaleureux, que l’on aide son prochain. On fait rarement le travail d’enquête qui permet de vérifier si nos actes qui se veulent altruistes sont vraiment efficaces. On est trop facilement aveuglés par le simple fait que l’acte a l’air de contribuer à une bonne cause.

Pour ma part, je me considère explicitement comme un « utilitarien des vertus » plutôt qu’un « utilitarien des actes » : je pense que, bien souvent, le meilleur moyen de décider quoi faire pour maximiser le bien-être de tous, consiste à se demander comment cultiver des vertus qui engendrent une multitude d’actes bons sur la durée, plutôt que de s’interroger sur la bonté d’un acte isolé. Peut-être que certains de ces utilitariens de l’Altruisme Efficace protesteraient qu’ils se reconnaissent aussi dans cet « utilitarisme des vertus », mais je pense que ma théorie morale me conduit à insister bien plus fortement sur certains traits de leur démarche qui vont en ce sens.

En somme, voilà ce que l’Altruisme Efficace m’inspire :

A)     Honorer ma vocation de philosophe

Tout d’abord, ils m’inspirent que le projet que je me choisis doit correspondre à ma vocation, mes préférences, et ma formation, sans quoi je ne pourrais pas maintenir le désir de contribuer sur la durée. Dans mon cas, il s’agit d’honorer le fait que je suis épris de sagesse, et que je ne peux pas m’empêcher de pratiquer la philosophie.

Par « philosophie », j’entends ceci :

« L’analyse ultime et critique des savoirs disponibles dans le but de faire advenir la vie heureuse »[2].

Beaucoup d’arts et de sciences affirment faire advenir la vie heureuse, et il faut donc se pencher sur le reste de la définition pour comprendre ce qui distingue la philosophie:

1) une certaine méthode critique

2) un rapport particulier aux autres disciplines dont on tire notre matériau

 3) un certain niveau d’analyse.

Ce niveau d’analyse propre à la philosophie est qualifié d’ «  ultime » car le travail philosophique a lieu au niveau des présupposés les plus fondamentaux qui sous-tendent une vision du monde, une activité, ou une discipline. (Certaines de mes croyances font que j’estime que ce niveau d’analyse doit très souvent être abordé en phénoménologue, mais j’en reparlerai à l’occasion d’un autre article de la Grande Introduction.)

Que ce point serve d’avertissement pour la suite : lorsque je cherche des centres d’intérêts[3] prioritaires, je cherche des centres d’intérêts prioritaires qui sont susceptibles de mobiliser mes compétences de philosophe (et plutôt de philosophe phénoménologue). Cela biaise nécessairement ce que je prends en compte.

B)     Utiliser l’approche  « Ampleur, caractère négligé, potentiel d’amélioration »

Deuxièmement, ces altruistes efficaces nous conseillent de cibler la cause pour laquelle travailler en prenant en compte « l’ampleur », « le caractère négligé » et « le potentiel d’amélioration » des problèmes liés à celle-ci. Il faut délimiter un domaine dont les problèmes affectent beaucoup de gens, certes, mais aussi dont les problèmes sont négligés et faciles à améliorer.

Caractère négligé : travailler pour une cause qui porte à conséquence et qui est négligée aura un impact plus grand que de travailler pour une cause qui attire déjà une aide similaire à ce qu’on pourrait apporter, même si cette dernière cause est importante.

Potentiel d’amélioration : il faut se demander « Est-il facile de faire des progrès vis-vis de ce domaine ?»[4] Dans la situation où je me trouve, qui est celle d’un chercheur en philosophie, le risque est de jeter tous mes efforts dans un puits sans fonds par manque de précision. Par exemple, si mon travail philosophique essayait de « Déterminer la nature ultime de la réalité » ou de « Révéler tous les secrets de la sagesse » alors on serait en droit de me reprocher de travailler sur quelque chose qui a un faible potentiel de progrès. Cela va compliquer le point suivant.

C)     Augmenter la capacité de sagesse de la société

Nick Bostrom fait remarquer qu’un grand problème auquel on fait face lorsqu’on essaie de déterminer quelles devraient être nos priorités est l’hésitation qui résulte des « considérations cruciales »[5].  

« Une ‘considération cruciale’ […] est une considération qui est susceptible de causer un changement majeur de nos croyances concernant les interventions et les centres d’intérêt »[6].

 (centre d’intérêt = bonne cause pour laquelle travailler ; intervention = le travail effectué pour faire progresser cette cause)

Les considérations cruciales peuvent changer toute notre hiérarchie, et même l’inverser. Par exemple : 1) il faut développer les nouvelles technologies --- 2) mais les nouvelles technologies seront militarisées ! donc il ne faut pas les développer --- 3) mais les terroristes vont les développer ! donc il faut les arrêter avec ces mêmes nouvelles technologies, ETC. Et prenons cet « etc. » au sérieux, car c’est de lui que vient tout le problème.[7]

Nick Bostrom tire deux conclusions de ce dilemme, ou plutôt de l’existence même de ce type de dilemme. Premièrement, on doit accorder beaucoup de valeur à l’information. Dans le doute, il est probablement bon de s’informer davantage pour pouvoir prendre de meilleures décisions. Deuxièmement, il est probablement très bon d’augmenter la capacité de sagesse de la société.

 « Se concentrer sur le fait d’augmenter notre capacité en tant que civilisation de délibérer sagement sur ce genre de chose. Renforcer notre capacité plutôt que de poursuivre des buts très précis. Par « capacité », dans ce contexte, il faut peut être entendre que nous devrions nous concentrer, moins sur des pouvoirs que sur notre tendance à faire bon usage de ces pouvoirs. »[8]

Ces trois nécessités - Honorer ma vocation, Cibler les problèmes importants qui sont négligés et facile à améliorer, & Augmenter la capacité de sagesse de la société – me conduisent aux trois priorités annoncées plus haut. Aujourd’hui, je ne vais vous présenter que la première.

II – Les « exercices spirituels » comme sujet de recherche philosophique

            Le risque

Mon sujet de recherche principal est la notion d’« exercice spirituel ». Il me semble être un excellent candidat pour « développer la capacité de sagesse de la société » avant de « développer les pouvoirs de la société ». Je pense souvent à cet officier soviétique qui a peut être empêché une guerre nucléaire par présence d’esprit :

« En 1983, dans la nuit du 25 au 26 septembre, Stanislav Petrov, à l'époque officier de garde sur une base d'alerte stratégique au sud de Moscou, dispose de quelques instants pour interpréter le signal d'alarme des satellites de surveillance qui lui annonce l'attaque de cinq ou six missiles américains contre l'URSS. Il estime alors qu'une attaque américaine devrait impliquer une centaine de missiles et pas cinq ou six, et il conclut qu'il s'agit d'une erreur des systèmes d'alerte. Il prend sur lui d'annoncer à ses supérieurs non pas une attaque imminente, mais une fausse alerte. Sa décision a peut-être permis d'éviter une riposte soviétique et le déclenchement d'un conflit nucléaire mondial, à un moment de grande tension entre Moscou et Washington. »[9].

 

Cette anecdote fait que je m’interroge souvent sur les effets bénéfiques que pourraient avoir un entraînement des preneurs de décision clés à des techniques de sagesse précises. Plus récemment, je pense aussi à l’entraînement de la population générale, en raison de la pandémie de coronavirus. Cette citation de Pascal est devenue très urgente : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »[10] Combien de vies aurions-nous pu sauver si nous avions reçu un entrainement qui va dans ce sens ? Au-delà du problème du respect des mesures de distanciation sociale : combien de vies aurions-nous pu sauver si ce type de sagesse nous avait conduits à organiser la société différemment en amont de ce genre de catastrophe ? Nous avons des preuves empiriques des bienfaits de certains exercices, comme par exemple la « méditation de pleine conscience », et je me demande jusqu’où on peut tirer le bénéfice. Foucault décrit le pratiquant des exercices spirituels comme étant un « athlète de l’évènement »[11] . Sans mettre des mots dans la bouche de Foucault, je veux faire dire à cette expression que l’exercitant se prépare à l’évènement futur afin que celui-ci ne tire pas le pire de lui. Cela me paraît très précieux.

 

Enquêter, pour de vrai

 

Cependant, il ne suffit pas que cela me paraisse précieux ! J’espère vous donner le goût pour un genre d’enquête qui va au-delà du préjugé selon lequel tout ce qui ressemble à du travail pour une bonne cause vaut le coup. Dans le cas présent, il faut aller au-delà de la tendance spontanée à ériger sa technique de vie préférée en solution adéquate pour tout problème ! (si vous lisez ce blog, vous avez peut-être le même biais que mois envers la méditation) Il y a donc beaucoup à élucider avant de proclamer que l’étude de l’« exercice spirituel » fait naturellement écho aux inquiétudes prioritaires.

Je vais utiliser de nouveau l’approche « Importance/Négligence/Progrès potentiel » pour délimiter mon champ de recherche. Cette décision n’est pas évidente car cette approche est censée être utilisée pour la comparaison des « centre d’intérêts » potentiels et non la comparaison des « intervention » potentielles[12]. Or on pourrait affirmer que ma recherche philosophique est une « intervention » (au même titre que « faire des dons aux instituts de méditation », ou « programmer une application pour Smartphone qui enseigne la méditation » seraient des interventions). Une intervention qui viendrait répondre au centre d’intérêt des « risques existentiels » : ces processus ou évènements qui risquent de blesser la société de façon permanente. Par exemple une guerre nucléaire mondiale ou une épidémie ravageuse.

Si je penche pour dire que ma réflexion est plus proche d’une « cause » que d’une « intervention » c’est principalement en raison de la nature de mon activité -- la recherche philosophique – qui reste très proche de l’activité qui consiste à réfléchir sur les centres d’intérêts. Difficile de faire la différence entre utiliser les outils d’orientation et raffiner les outils d’orientation. Mais je penche aussi dans cette direction parce je trouve plausible que les notions de « sagesse » et de « manque de sagesse » sont directement impliqués dans le réseau d’inquiétudes que constitue « les risques existentiels ». Je pense à la sagesse comme à une interface entre nous et un monde incertain. Et il faut bien que ma recherche commence quelque part, avec une petite idée en tête.

Dans cette perspective, je dois maintenant vous convaincre de plusieurs choses[13] :

1)      Qu’il existe un problème précis concernant les « exercices spirituels ». Un problème bien délimité, et qui serait lié au problème des risques existentiels.

2)      Que ce problème précis est susceptible de recevoir un traitement philosophique, selon la définition de la philosophie énoncée plus haut.

3)      Que ce problème est négligé.

4)      Qu’il y a un bon potentiel d’amélioration.

Précision du problème et traitement philosophique

J’ai mentionné que nous avons des preuves empiriques des bienfaits de la méditation de pleine conscience. Prenant cela en compte, on pourrait m’objecter que la chose est maintenant entre les mains des scientifiques qui, avec leur travail de mesure et leurs protocoles, seraient mieux à même de critiquer et de déployer le potentiel des pratiques spirituelles. (Que ce soit cette pratique spirituelle en particulier, ou d’autres, auxquelles on prêterait une attention nouvelle à la lumière de ce qui s’est passé avec la méditation de pleine conscience.) Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples que cela. Ce travail d’enquête ne peut pas se faire sans une modélisation conceptuelle de l’objet qu’on essaye d’étudier, et cela requiert des outils proprement philosophiques. Ainsi, l’expérimentation concernant la pleine conscience est le lieu de multiples débats entre scientifiques qui ne peuvent être résolus que par « l’analyse ultime et critique des savoirs disponibles ». Cela est en grande partie dû à la nécessité « d’opérationnaliser ». C'est-à-dire au besoin de rendre des concepts très abstraits mesurables en déterminant ses indicateurs fidèles. C’est une tâche très difficile. Dans le cas de la méditation de pleine conscience, l’objet d’étude nous glisse entre les mains.

Je peux vous donner quelques exemples des débats qui ont lieu. D’abord des questions très simples, mais aussi les plus difficiles :

-          Quel est le but de la pratique ?

-          Comment la pratique se déroule t’elle effectivement ?

Mais aussi des questions plus complexes :

-          Peut-on séparer la pratique d’une éthique qu’on inculque ? Et de croyances qu’on inculque ?

-          Comment conceptualiser les expériences désagréables que l’on peut avoir à l’occasion de la pratique ? Quelle place pour la normativité dans notre modèle conceptuel ?

-          Il y a-t-il une distinction à faire entre le discours qui décrit les mécanismes de fonctionnement de la méditation, et le discours qui donne des consignes à l’exercitant ?

Notons que ces questions soulèvent souvent la question suivante : quelle place accorder aux descriptions traditionnelles de la pratique dans notre modélisation conceptuelle ? C’est une question qui donne beaucoup à faire aux historiens de la philosophie - et j’ai une formation dans ce domaine. Mais les questions précédentes seraient valables même si la pratique n’avait pas de contexte traditionnel.

Caractère négligé

Le travail philosophique concernant la modélisation de « l’exercice spirituel » est négligé. Précisons ce que je suis en train d’affirmer : je ne suis pas nécessairement en train d’affirmer que la réflexion concernant la notion de « direction spirituelle » et « d’exercice spirituel » (avancée par Ilsetraut Hadot et Pierre Hadot) est minoritaire dans le milieu de la recherche universitaire. Peut-être que c’est le cas, mais je n’en ai aucune idée. Je suis plutôt en train d’affirmer que si l’on examine la population qui effectue une « analyse ultime et critique des savoirs disponibles» - qu’ils soient philosophes de métier ou non – et que l’on se demande quel problème est à la fois  « un champ de recherche pour augmenter la capacité de sagesse de la société » et aussi « un domaine négligé » alors je pense que le meilleur candidat est la recherche concernant les exercices spirituels.

Il est vrai que les études concernant la méditation de pleine conscience ont augmenté de façon exponentielle depuis quelques années.[14] D’autres techniques de méditation sont examinées dans la foulée. Et il n’y a pas de raison de croire que cette croissance et que cette extension s’arrêteront. Vous pourriez donc m’objecter que le travail de recherche le plus prometteur est déjà en cours. Sauf que la majorité de ces études ne s’occupent pas d’examiner les problèmes méthodologiques liés à l’étude de la méditation. Cela est d’autant plus vrai dans les cas où les problèmes méthodologiques appellent une réflexion sur le paradigme du « spirituel » employé, plutôt que des ajustements mineurs de la méthode scientifique.

Un « paradigme » est un ensemble cohérent de représentations d’un objet, qui organise une manière d’enquêter sur cet objet en engendrant une typologie des curiosités vis-à-vis de celui-ci (et en préparant les conditions de satisfaction de ces curiosités). Les philosophes sont tout spécialement formés pour ce genre de tâche.  Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier « les exercices spirituels » comme objets déjà définis mais d’effectuer un travail de paradigme sur la notion « d’exercice spirituel » pour la préciser. Dans ces conditions, et étant donné ma formation, il me semble que laisser aux autres le soin de s’occuper de ces problèmes n’est pas sage. Une des raisons pour laquelle ce travail est négligé est justement que chacun est tenté de laisser aux autres le devoir de réfléchir à ces choses là.

 Potentiel de progrès

Examinons maintenant le potentiel d’amélioration : le problème est-il plutôt facile à résoudre ? Tout d’abord j’aimerais faire remarquer que face à ce genre de problème la coopération interdisciplinaire offre un angle d’approche qui se suffit quasiment à lui-même : on pourrait très bien défendre l’idée que le travail interdisciplinaire est comme un remède immédiat à certaines négligences que l’on commet en raison de nos habitudes institutionnelles. Par exemple, les institutions philosophiques ont tendance à nous faire négliger le devoir de nourrir notre travail du matériau des autres disciplines, en autonomisant les notions abstraites de la philosophie comme si elles avaient un intérêt en soi. Par contre, la psychologie elle – sous sa forme de science expérimentale – a tendance à ne pas faire le travail de calibrage conceptuel qui assure la qualité de ses expérimentations. Toute discipline à ses mauvaises tentations, et un peu de communication entre les disciplines aide beaucoup à y remédier.

La difficulté principale est la suivante : quelle est la différence entre avoir pour projet de « définir les exercices spirituels » et avoir pour projet de « découvrir tous les secrets de la sagesse, une bonne fois pour toute » ? Souvenez-vous que j’utilisais cette dernière formule plus haut pour désigner une tâche sans fin et trop mal définie pour être raisonnable. Cette question est un véritable problème pour moi car je veux me placer à un niveau d’abstraction très grand, depuis lequel je pourrais travailler sur le paradigme de « l’exercice spirituel ». Or, ce niveau d’analyse appelle des questions tels que « qu’est-ce que le ‘spirituel’ ? », « quels actes faut-il accomplir pour devenir meilleurs ? », etc… Vous devinez que, très vite, les questions vont devenir « Qu’est-ce que le bonheur ? », « Qu’est-ce que le Bien ? », « Comment faut-il vivre ? ». C’est cela que je désigne en parlant de l’envie « de découvrir tous les secrets de la sagesse ». Il est bon de se poser de telles questions, mais en ce qui concerne mon projet, ce n’est pas suffisamment précis et n’a pas un assez bon potentiel d’amélioration.  Comment puis-je mesurer mes progrès avec sincérité par rapport à cela ? Et qui m’écouterait ?

Ma réponse à l’objection d’imprécision est la suivante : la dérive vers des questions hautement normatives n’est pas inévitable, et, qui plus est, éviter cette dérive rend possible de grands progrès en matière de définition. Il ne s’agit pas de nier qu’une certaine normativité est indissociable de la notion même « d’exercice spirituel », mais il s’agit de reconnaître qu’on perd en précision lorsqu’on compte trop sur l’aspect normatif pour expliquer notre objet d’étude. Libérer l’ingénierie des exercices spirituels requiert d’abandonner la surdétermination normative des histoires qu’on raconte habituellement à son sujet : l’exercice accompli de bonne manière, qui révèle le monde tel qu’il est vraiment, qui porte à bonne conséquence, et qui mène à la vie bonne.

Je me suis forgé cette idée auprès du travail de philosophes qui ont tentés de définir le caractère pratique de la philosophie antique occidentale : Ilsetraut Hadot, Pierre Hadot, Michel Foucault, et Martha Nussbaum. Tous les quatre ont fait un excellent travail de modélisation conceptuelle, et chacun révèle un aspect de la pratique philosophique un peu différent de leurs collègues. Un reproche que je veux faire à Ilsetraut Hadot et Pierre Hadot, cependant, c’est d’être trop fascinés par ce que les philosophes antiques disent d’eux-mêmes. Ils importent donc la surdétermination normative qu’on trouve dans l’exposé que nous a légué la tradition.  Sous leur plume, la « direction spirituelle » ou « l’exercice spirituel », c’est au fond « la philosophie bien comprise », et finalement cette « philosophie authentique », c’est la « vie bien vécue ». Ici n’est pas le lieu où vous exposer tout mon raisonnement, mais il suffit de retenir que je pense que ces considérations font que j’ai bon espoir de pouvoir contribuer à la discussion.

Voici les deux écueils auxquelles font face les sciences contemplatives : 1) ne pas être à l’écoute des débats qui nous sont léguées par l’Histoire au sujet de la pratique– alors même que cela rend sensible aux questions de modélisation conceptuelle qui sont cruciales pour l’expérimentation. 2)  être happé par les témoignages antiques : les définitions trop normatives des pratiques spirituelles préférées des gens qui témoignent. Dans la mesure où l’on est inconsciemment influencé par l’Histoire qu’on ne soupçonne même pas, ces deux dangers peuvent nous menacer en même temps.

Conclusion.

      Bien entendu, mon raisonnement est susceptible de changer ; si je trouve des impasses, ou si de nouvelles informations viennent changer l’ordre des priorités. Mais cet article vous donne un ordre d’idée, et je vous préviendrai si je change d’avis. L’important pour moi est d’au moins tenter de réfléchir à la meilleure façon de contribuer avec ma recherche ; il est très très facile de ne pas le faire.

Je partagerai mes recherches sur la méditation de pleine conscience. Et aussi sur Ilsetraut Hadot, Pierre Hadot, Michel Foucault, et Martha Nussbaum, successivement, dans le but de créer mon propre concept « d’exercice spirituel ». 

Pierrick Simon

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[2] Cette définition m’est plus ou moins suggérée par André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique. Il l’emprunte en partie à d’autres, qui eux-mêmes l’empruntent en partie à d’autres.

[3] C’est ainsi que je traduis « focus area », qui vient du vocabulaire de l’Altruisme Efficace. Ce n’est pas une traduction idéale mais cela fera l’affaire. La définition est celle-ci: « In addition, although this concept is somewhat vaguer, we can define focus areas as fields around problems or sets of closely related problems. Global poverty is an example of a focus area.” Dans certains, il faut traduire par “cause”, une « cause » pour laquelle travailler. En tout cas, voilà le lien : https://concepts.effectivealtruism.org/concepts/problems-interventions-and-focus-areas/

[5] https://www.effectivealtruism.org/articles/crucial-considerations-and-wise-philanthropy-nick-bostrom/

[6] A consideration is information that can change our view on at least one intervention or focus area (cf. philosophers’ interpretation of the notion of evidence). A crucial consideration, in turn, is a consideration which is likely to cause a major shift of our view of interventions or areas.” Nick Bostrom, dans le même article

[7] Cet exemple est tiré de l’article de Nick Bostrom.

[8]Focus on developing our capacity as a civilization to wisely deliberate on these types of things. To build up our capacity, rather than pursuing very specific goals, and by capacity in this context it looks like perhaps we should focus less on powers and more on the propensity to use powers as well.” Nick Bostrom, dans le même article

[11] Foucault, Michel --- L'herméneutique du sujet: cours au Collège de France (1981-1982)

[13] Parmi ces choses, il y aurait peut être l’importance des « risques existentiels ». Notamment, en tant qu’ensemble de problèmes : son ampleur, son caractère négligé, et son bon potentiel de progrès. Mais pour cela je vous renvois au mouvement, « altruisme efficace ». https://concepts.effectivealtruism.org/concepts/existential-risks/

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