Nous avons tendance à penser que notre adversaire
politique est soit stupide, soit entêté, soit irrationnel, soit égoïste… soit un
mélange de tout cela. C’est mal caractériser l’être humain, qui est éminemment intelligent
et altruiste. Mais pour reconnaître cette nature humaine, il faut d’abord comprendre pourquoi il est si tentant de
caractériser notre adversaire de cette façon.
Agacés par notre adversaire politique, nous venons
à croire qu’il est animé par une « arrière-pensée ». Par ce terme très général, nous pouvons désigner
toute manière de penser qui déplace la motivation de quelqu’un hors du champ du
raisonnable, malgré les apparences. Ainsi, l’individu motivé par une
arrière-pensée semble participer à l’effort de raison (il entre en dialogue,
déclare des idées) mais on soupçonne qu’il n’est pas principalement intéressé par
la vérité ou la bonté, qui devraient normalement être le but prioritaire de
cette participation. Cette arrière-pensée peut prendre plusieurs formes. Elle
peut être une motivation qu’il dissimulerait, un attachement qu’il n’avoue pas,
un vice de caractère comme l’orgueil ou l’avarice, ou bien encore un « biais
cognitif ».
Même dans les cas où nous l’accusons d’avoir le
cerveau vide de toute pensée, plutôt que d’avoir une arrière-pensée, nous ne
sommes jamais loin de lui attribuer une motivation indépendante. Par exemple,
la paresse, qui décide du peu d’effort dont il fera preuve dans sa
participation à la réflexion. Ou encore, pour prendre un autre exemple, on se
plaindra du fait que cette personne répète des préjugés, ou cède à des
manipulations. Dans ce cas, on voit dans ces croyances décidées d’avance,
l’arrière-pensée qui dicte la suite de la conversation. Le problème est
toujours le même : malgré les apparences, il déroge à la raison, en raison
d’une loyauté à autre chose.
Comment en venons-nous à accuser la personne avec
laquelle nous sommes en désaccord de la sorte? Au lieu de traiter cela comme
une évidence, rappelons-nous comment on en vient à faire cela.
Toute accusation de cette sorte a sa racine dans
une auto-accusation. En effet, un moraliste ne peut nous convaincre, par
exemple, que l’orgueil motive secrètement toutes les actions humaines, que dans
la mesure où il nous semble repérer un tel orgueil en nous-mêmes, qui nous
motive de temps en temps. Le moraliste ne pourrait pas nous convaincre sans
s’appuyer sur une certaine familiarité que nous avons avec
« l’arrière-pensée », et cette familiarité, même si elle nous vient
de l’observation de notre entourage, doit avoir commencé par une observation de
nous-mêmes (sans quoi nous n’aurions pas soupçonné le vice dans votre entourage).
Il en va de même du psychologue ou psychanalyste qui arrive à nous convaincre de
l’existence-pensées, tels que les biais cognitifs ou les désirs inconscients.
Mettons de côté la question de l’existence de ces choses pour nous focaliser
sur la façon dont ces descriptions nous persuadent.
Nous repérons donc, en nous, ce que j’appelle une « arrière-pensée ».
Il s’agit d’une motivation, mais qui a une position particulière dans notre
esprit. Elle est décentrée, distincte de la motivation assumée. Nous en avons
une conscience périphérique. Une demi-conscience.
Il y a plusieurs façons d’interpréter la position
périphérique de cette « arrière-pensée ». Certains y verront le signe
qu’elle n’a heureusement pas réussi à complètement envahir notre esprit.
Peut-être qu’elle aspire à occuper la place centrale, mais qu’on parvient à la
maintenir à sa place. Avec cette idée vient la crainte que chez d’autres
personnes, elle a effectivement pris la place centrale. Par exemple, notre attrait
pernicieux (et peut-être contraint) pour l’argent pourrait devenir une avarice
débridée chez quelqu’un d’autre.
D’autres penseront peut-être que cette position de
demi-conscience indique que l’arrière-pensée nous pilote depuis les profondeurs
de notre inconscient. Dans ce cas, nous pouvons soupçonner que tout le genre
humain est le jouet de l’arrière-pensée.
Dans les deux cas, il semble que nous ayons découvert un secret sur le
fonctionnement de l’esprit humain. A la fois une explication subtile des
mauvais comportements d’autrui, et une astuce pour améliorer notre façon de
penser : il s’agit de ne pas céder à la tentation de cette arrière-pensée.
Ce « secret » invite calomnie et
complaisance. Deux tendances solidaires.
En effet, pensant
avoir identifié le mal, nous croyons devoir nous en sortir avec force. Cette
calomnie s’accompagne donc souvent du désir de surpasser l’arrière-pensée
médiocre vers plus de rigueur intellectuelle et morale. Cet effort est souvent
un vœu pieu qui cache sa stérilité dans la complaisance de notions vides qui ne
sont que la pure inversion des notions calomniés : ainsi la « rationalité »
est simplement la « non-irrationalité », la « pensée
critique » est souvent « non-émotivité », ou en tout cas
« ouverture d’esprit », tandis que « l’altruisme » est
« non-égoïsme ». Notre ego illusoire donne une fausse consistance à
ces notions vides : nous nous sentons titillées dès qu’elles sont
mentionnées, comme si ces « bonnes choses » n’attendaient que nous et
notre liberté pour s’accomplir. Toute discussion à leur sujet est
programmatique, remise à plus tard, « Il faut qu’on… ».
À partir de cette fausse discipline de la pensée,
on en vient à se convaincre que l’on ne pense pas comme tout le monde.
Cette voie est empruntée d’autant plus facilement
que l’auto-accusation qui a servi de point de départ est par ailleurs
complètement stérile. Se croire soi-même mu par une arrière-pensée interférente
ne mène à rien. On abandonne cette croyance dès qu’il s’agit de décider quoi
que ce soit. Mais projeter cela sur l’adversaire ne rencontre pas le même obstacle.
(C’est pourquoi le problème n’est pas réglé en calomniant tout le genre humain,
soit même inclus. Au contraire, il est empiré.) Cette dernière considération
nous mène, après avoir décrit le « comment », à parler du
« pourquoi ». Pourquoi voulons-nous découvrir un tel secret ?
Pourquoi cherchons-nous ici la clef qui explique le bon et mauvais raisonnement ?
C’est que nous répondons à un traumatisme. Un choc
moral.
Face à ce que nous percevons comme une injustice
(que ce soit un acte immoral ou l’expression par autrui d’une croyance qui mène
à de tels actes), nous tentons parfois d’employer une sorte d’empathie-miroir
sur l’auteur de l’injustice afin de le comprendre : notre esprit tente d’imiter
sa pensée pour l’examiner en s’en faisant l’hôte. Cette tentative provoque un
contrecoup douloureux. En effet, toute dissonance cognitive, toute
contradiction dans notre esprit, cause de la souffrance. Or la croyance que
l’on essaie de simuler entre en collision avec nos autres pensées. Ce
contrecoup douloureux appelle à réparation et donne naissance à la curiosité.
Non seulement cette douleur nous rend curieux,
mais elle dicte la condition de satisfaction de notre curiosité (toute comme
une démangeaison est par nature une proposition de résolution de la
démangeaison : « gratte-toi ainsi et tu seras soulagé ») :
l’explication fournie doit prendre la forme d’une « théorie de
l’esprit » différenciée. Après
tout, il nous semble, à partir du contrecoup douloureux, qu’autrui ne pense pas comme nous… C’est là la
nature du choc. C’est sur ce modèle que nous cherchons réparation. Et c’est
cela qui fait que nous trouvons notre compte dans les explications dont
l’attrait est de nous renvoyer à nos propres motivations périphériques.
Nous venons en effet de tenter de prendre la croyance
d’autrui par le centre, et de l’élucider en pressant notre focalisation sur
elle. Après un échec cuisant, il ne nous reste plus qu’à se raccrocher à des
explications subsidiaires.
Mais cette voie n’est pas inévitable. Il n’a pas
été prouvé que ce que l’on a précipitamment accusé d’être des vices de la
pensée - soient véritablement des
défauts funestes. Pour le prouver, il faudrait décrire positivement la rationalité, pas négativement. C’est-à-dire qu’il faudrait le faire sans s’en
remettre à de pures antithèses des notions calomniées. Toutefois, lorsqu’on
tente de faire cela, on se rend compte que la façon de faire que l’on a dénigrée
est, étonnamment, la bonne façon de faire. C’est cela que je voudrais désigner
par le terme de « conceptualité calomnieuse ». Ce n’est pas juste que
l’on a rejeté la vérité, c’est que, souvent, les descriptions positives des
ratés de la pensée sont dépositaires de davantage de sagesse sur le
fonctionnement normal de l’esprit que les descriptions censés exposer la bonne
pensée.
Revenons à l’interprétation de la position
périphérique de « l’arrière-pensée ». Au lieu de croire avoir décelé
un secret, il s’agit de voir cette « pensée », non pas comme un vice,
mais comme une heuristique adjuvante destinée à fonctionner de concert avec
d’autres pensées. Une heuristique, c'est-à-dire une règle approximative qui participe
à la découverte de la vérité. Et qui fonctionne en coopération avec d’autres
heuristiques.
Si l’on prenait cette idée au sérieux, on
obtiendrait une conception holiste du raisonnement, où différentes heuristiques
sont décrites comme fonctionnant de concert. Elles sont faciles à dénigrer
lorsqu’on les isole de leur contexte pour les calomnier, alors même qu’elles
aident à penser. Elles incluent ce que l’on prend d’habitude pour des
sophismes : les arguments ad hominem, les arguments d’autorité, etc.
Cela s’oppose à une pensée
« diagnostic » de la rationalité, où il s’agit d’identifier le
sophisme dans un raisonnement comme un médecin qui examine des symptômes dans
les cas où il recherche un mal unique.
Arrivé à ce point, on s’inquiétera peut-être de ne
plus avoir les repères nécessaires pour combattre les mauvaises idées. En
effet, quelle normativité convoquer à partir de ce modèle qui ne recherche
pas les sophismes ? Ne suppose-t-il pas que toute pensée se vaut ? Puis-je
vraiment ne rien dire de tel de mon adversaire aux idées les plus
dangereuses ? Toute pensée ne se vaut pas, certes. Mais il faut abandonner
le genre de normativité caricaturale qui nous promet des raccourcis vers une
résolution facile. Il n’est pas possible de s’élever et de surpasser
l’argumentation concernant des débats particuliers en atteignant un niveau méta-argumentatif,
à partir duquel une « métaphysique » d’autrui nous permettrait de
décider quoi penser de lui une bonne fois pour toute.
Que dire de mon adversaire aux pensées très
mauvaises ? Modérément, vous pouvez dire qu’il est « mal
informé ». Mais ce n’est la signification de cette notion qui compte ici,
mais la retenue elle-même. Il est possible de désamorcer le « Mais que
dire de… ? », qui n’est qu’une démangeaison contingente, et qui n’est
pas nécessaire au fait de combattre le mal. Rien d’autre ne change, il s’agit
toujours d’argumenter contre l’adversaire, de multiples manières (pas seulement
en étant attentif à la façon dont il se comprend lui-même). Il s’agit toujours
de repérer les faiblesses de son raisonnement (logique formelle incluse).
Toutefois, il ne faut jamais croire possible de s’élever au-dessus des débats
pour avoir le dernier mot et satisfaire son trouble. On ne peut pas
s’affranchir des conditions habituelles du dialogue avec autrui. C’est par
l’immersion dans les débats particuliers et non par l’élévation vers une
Grande Théorie de la Bêtise que l’on se rapproche de la meilleure façon de
penser.
N’oublions pas ce qui est en jeu ici. À mon avis,
il est très important de ne pas céder à la facilité de calomnier l’adversaire
politique, ou le genre humain, de la façon décrite plus haut. En effet, on peut
deviner trois conséquences très graves à ce genre de philosophie : le dégout,
la dictature, et la violence.
Les théories de l’esprit différenciées nous
déconnectent de la façon dont autrui pense vraiment. Cela entraîne un cercle
vicieux ou l’on multiplie les chocs en multipliant les déceptions, et
vice-versa. En effet, cela nous conduit à produire des stratégies de
communication mal adaptés. Ou bien d’abandonner le dialogue tout court. Par
dégoût.
Bien vite, le dégoût pour les croyances de l’autre
se transforme en mépris. Dans ces conditions, les dictateurs nous semblent très
séduisants en ce qu’ils nous promettent d’être un berger pour le troupeau, là
où rien d’autre que la force ne semble fonctionner pour diriger la foule
stupide.
Enfin, le mépris se transforme en haine, si ce
n’était pas déjà le cas. La frustration envers l’adversaire politique devient
la violence à l’encontre d’un ennemi politique jugé intolérable.
Que faire pour éviter tout cela ?
Remarquons d’abord que philosophes et psychologues
sont généralement ceux qui offrent au grand public des théories systématiques
de la bêtise humaine. Je les invite à faire très attention aux conséquences de leurs
actions. Il est remarquable que ces disciplines produisent régulièrement des
explications de la sottise, que l’on fait passer pour contre-intuitives, alors
même qu’elles caressent les intuitions communes dans le sens du poil et
répondent à des griefs évidents. Du point de vue du grand public, il est important
de faire attention à ce genre de discours.
Mais si je vous ai convaincu : comment
changer les choses ? Pas en accusant l’adversaire politique de calomnier
le genre humain. Au lieu de cela, observez votre vie mentale :
reconnaissez le choc traumatique qui a lieu lorsque vous faites face à un
désaccord, et reconnaissez la curiosité mal placée qui né de ce choc.
Demandez-vous ceci : « Comment est-ce que je me sentirais si j’avais
une explication définitive de la bêtise de ces gens ? » Si votre
intuition vous souffle que vous vous sentiriez apaisé d’avoir une réponse à
votre curiosité, ne faites pas confiance à cette intuition, et rendez-vous
compte qu’elle vous guide dans une mauvaise direction. Ce n’est pas en grattant
que cette démangeaison partira. Tout ce que l’on peut faire c’est continuer
d’argumenter.
- Pierrick Simon
24/04/2022
Mail : lemiroirtranquille@outlook.fr (n'hésitez pas)
Podcast: https://soundcloud.com/user-930224367
Twitter: @PhiloTranquille
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